Interview de Junichi Masuda pour Polygon : de Pokémon Rouge Vert à Let’s Go
Bonjour à tous,
Il y a quelques jours et comme nous vous en parlions dans un article précédent, Junichi Masuda a accordé une interview à Polygon.
Nous avons choisi de parler de cette interview car il traite de Pokémon Let’s Go Pikachu et Evoli mais surtout de ce qu’il s’est passé à l’époque de Pokémon Rouge et Vert. Nous avons trouvé cela très instructif et nous avions envie de le partager avec vous.
(Il y a peut-être des erreurs de traduction, si tel est le cas, je m’en excuse. Mais je vous garantis que les propos gardent leur sens original ! – Daizaku)
Vous êtes là depuis le début de Pokémon. Comment était-ce de travailler sur ce jeu original ? Comment était-ce chez Game Freak auparavant, pendant cette période spéciale où vous ne saviez toujours pas si ce jeu allait être un énorme succès ?
Au tout début, nous étions encore une très jeune entreprise. Nous n’étions qu’un petit nombre, et évidemment, nous n’avions pas de gros titres en main chez Game Freak. Nous savions que nous voulions faire des jeux auquels nous, membres de Game Freak, voudrions jouer nous-même. Nous voulions faire des jeux que nous voulions vraiment faire. Dans le même temps, nous devions nous comporter comme une entreprise. Evidemment, nous avions une masse salariale à assurer entre autres, donc nous devions nous assurer que Pokémon serait également un énorme succès et que cela se vendrait très bien.
Ce n’était pas toujours un développement facile. Il a fallu 6 ans pour développer entièrement les jeux Rouge et Vert originaux. Nous avons réussi à nous débrouiller en réalisant d’autres projets pour différentes sociétés tout au long du chemin pour joindre les deux bouts, tout en aidant également les personnes qui souhaitaient travailler sur Pokémon, dans les délais impartis des autres projets. Il fallait mettre en œuvre les idées intéressantes qu’ils avaient et mettre vraiment toute leur énergie créative dans Pokémon.
C’est vraiment grâce à ce travail d’équipe que je pense que les jeux originaux Pokémon ont fini par devenir aussi intéressants et amusants. Cela a également conduit à leur succès. Nous avons définitivement adopté ce type de travail d’équipe, et il fait désormais partie de la culture de Game Freak. A la fin, l’équipe des jeux Let’s Go, Pikachu ! et Let’s Go, Evoli ! était sans doute composée d’environ 100 personnes en tout. Mais nous avions commencé avec un noyau de personnes qui partageaient la même vision de ce que nous voulons faire, et ajouté nous propres idées sur le papier pour en faire le meilleur jeu possible. Nous portons cette philosophie aujourd’hui encore.
Qu’attendiez-vous de la sortie de ce jeu ? Avez-vous pensé, « Oh, nous avons cet énorme coup dans nos mains » ou « Nous sommes très passionnés par ce jeu et nous voulons simplement le sortir ? »
Au moment de sortir le jeu, nous en étions à six ans de développement. Cela nous a pris autant de temps pour arriver au moment où nous pouvions le sortir. Vers la fin du développement, nous commencions vraiment à nous inquiéter car nous développions pour la Game Boy.
À l’époque au Japon, la Game Boy était sur le déclin. Vous ne voyiez pas beaucoup de personnes y jouer à ce moment-là. Même quand nous parlions à nos amis de l’industrie et leur disions : «Oh, nous travaillons sur un jeu Game Boy», ils se disaient : «Vraiment ? Vous travaillez sur un jeu Game Boy ? Ca ne se vendra pas très bien, vous ne pensez pas ?» C’est un peu l’ambiance qui régnait au Japon à l’époque.
Nous ne nous attendions pas à un tel succès mondial. À l’époque, même concernant les jeux de rôle, on pensait au Japon qu’ils ne s’en tireraient vraiment pas aussi bien à l’étranger. Nous n’avions même pas pensé à le sortir réellement à l’étranger à l’époque. Nous pension que, si nous arrivions à vendre un million d’exemplaires, ce serait une sorte de rêve devenant réalité. C’était ce que nous ressentions lors de la première sortie.
Quels sont certains des meilleurs souvenirs dont vous puissiez vous rappeler lors de la création du jeu original à l’époque ?
Un des épisodes les plus heureux ou des histoires plus positives, je ne m’en souviens vraiment pas très bien, mais je pense que le plus mémorable événement que j’ai encore à l’esprit après toutes ces années, c’est que nous nous développions le jeu sur ces postes informatiques Unix appelé Sun SPARCstation 1. Nous développions sur ces Unix, qui plantaient parfois. À l’époque, les ordinateurs plantaient assez fréquemment.
Quelque part au milieu du développement, peut-être vers la quatrième année, nous avons eu un grave accident, nous ne savions pas comment récupérer l’ordinateur. Il avait toutes les données pour le jeu, tous les Pokémon, le personnage principal et tout. C’était vraiment comme : «Oh mon Dieu, si nous ne pouvons pas récupérer ces données, nous sommes fichus.» Je me souviens simplement avoir fait beaucoup de recherches différentes. J’ai appelé la compagnie pour laquelle je travaillais pour voir s’ils avaient un conseil pour récupérer les données.
J’allais sur ce fournisseur de services Internet à l’époque appelé Nifty Serve. C’est comme une version japonaise de CompuServe. Je demandais conseil à des personnes à qui je n’avais jamais parlé pour récupérer les données. Je regardais ces livres en anglais sur la machine elle-même, car il n’y avait pas beaucoup d’informations en japonais, juste pour la comprendre. Nous avons finalement trouvé comment les récupérer, mais ce fut le moment le plus éprouvant pour les nerfs, je pense.
J’étais l’un des deux programmeurs du projet initial. J’ai également fait l’audio et la musique dans le jeu, la programmation était faite par moi et cet autre gars. Je me souviens juste que nous étions tous les deux dans notre période musique techno à l’époque. Donc nous travaillions tard dans la nuit, nous étions tous les deux et nous allumerions cette musique techno vraiment lourde – faisant penser à une boîte de nuit ou quelque chose du genre. Nous ne faisions que programmer tard dans la nuit, nous avions donc de très bons souvenirs.
Lorsque vous y travailliez, il y avait évidemment des moments dramatiques, des difficultés. Quel a été le moment où vous avez réalisé : «Oh, ce jeu est énorme» après l’avoir publié ? Quand avez-vous dit : «Non, c’est un phénomène. C’est gigantesque ?»
Le jour de la sortie de Pokémon Rouge et Vert , avec toute l’équipe qui a travaillé au développement, nous sommes tous allés dans différents magasins pour voir comment ça se passait. Nous pouvions dire qu’ils se vendaient assez bien. À l’époque, bien sûr, il n’existait pas de média social ou autre, pas moyen d’obtenir des réactions instantanées des gens. Nous n’avions tout simplement pas beaucoup d’informations très rapidement. Nous avons donc passé un certain temps sans savoir exactement à quel point cela se passait bien.
Nous avons commencé à voir les dépôts de Nintendo, évidemment. Cela nous a laissé entendre qu’il se vendait plutôt bien. Ensuite, nous avons commencé à les voir dans les journaux, après un certain temps, des articles sur le fait que cette nouvelle chose, Pokémon, est en train de devenir un franc succès auprès les enfants. Au Japon, les jeux sont venus en premier. Sa popularité s’est répandue principalement par le bouche à oreille.
Une fois que le jeu est sorti outre-mer, cela a été un franc succès. Je me souviens que nous avons reçu toutes les demandes d’examen des produits que les gens voulaient fabriquer. Nous avons reçu tellement de demandes pour tous ces différents produits que les titulaires de licence voulaient faire, je me souviens juste du nombre de ces demandes qui étaient simplement folles à l’époque. Je me suis dit : « Oh wow, c’est vraiment une grosse histoire. » Puis nous avons voyagé, j’ai pu voyager aux Etats-Unis et voir tous les produits sur les étals, voir à quel point ça avait grandi même hors du Japon.
Je pense qu’une partie de cela était simplement due à la stratégie de le sortir hors du Japon, où ils ont commencé par la série animée tout d’abord pour intéresser les gens à l’univers de Pokémon, puis sorti le jeu. Vous pouvez vraiment dire qu’ils ont très bien travaillé sur la stratégie pour en faire un énorme succès outre-mer.
Pokémon est maintenant un phénomène énorme. Comment votre vie et celle de Game Freak ont-elles changé au fil des ans, alors que Pokémon continuait à se développer passant de ce jeune studio, plus petit, au développement de l’une des plus grandes franchises au monde ?
À l’époque où nous jouions pour la première fois, c’était petit. Nous ne pouvions même pas nous appeler une société à ce moment-là. Nous ressemblions presque à un club universitaire ou quelque chose du genre, où les personnes intéressées se rassemblaient et traînaient ensemble. Ils venaient travailler quand ils le voulaient, partaient quand ils le voulaient. Certaines personnes dormaient dans les locaux parce qu’elles travaillaient très dur jusque dans la nuit.
C’était plus comme un petit lieu communautaire pour ceux d’entre nous qui travaillions et fabriquions les jeux. Après le succès de Pokémon et son évolution au fil des années, où ils sont maintenant en 3D et où nous avons besoin de plus en plus d’employés pour pouvoir créer ces jeux, nous sommes évidemment devenus une société plus appropriée. Il y a des règles en place, et nous devons travailler avec d’autres entreprises et fonctionner comme une véritable entreprise. C’est probablement le plus grand changement.
En conséquence, je pense que la liberté initiale que nous avions, qui nous permettait de ne plus nous soucier de rien, des idées que nous voulions mettre en œuvre dans le jeu, était la façon dont nous fonctionnions à l’époque. Nous essayons toujours de le faire, mais il est évidemment devenu plus difficile maintenant que nous avons cette structure d’entreprise. C’est probablement la plus grande différence.
Ce que je veux dire en parlant de défi, car nous sommes une entreprise dans laquelle Pokémon a pris une énorme place, c’est qu’être capable de simplement refaire un jeu existant est difficile, car beaucoup de personnes qui sont maintenant dans l’équipe ont grandi avec Pokémon. Ils ont une idée de ce que Pokémon est supposé être. Ils ont joué à ces jeux, il se sont amusés avec. Par exemple, sur Let’s Go, Pikachu ! et Let’s Go, Evoli !, la simple idée d’enlever les combats contre les Pokémon sauvages et essayer quelque chose de différent s’est évidemment heurté à une grande résistance au début.
Les gens se disaient simplement « Bien sûr que non. C’est Pokémon, il y a des combats contre des Pokémon sauvages, c’est comme ça. » Il y a beaucoup de règles non écrites que les personnes ne se sentent pas de modifier, mais en même temps chez Game Freak, nous voulons toujours nous ouvrir à l’essai de nouveautés. Si quelqu’un a une bonne idée ou veut essayer quelque chose, nous voulons être capable de l’appliquer. C’est un défi qui vient avec chaque projet, en s’assurant que nous ne prenons rien comme acquis.
C’est toujours : « Que voulons-nous faire avec ce projet ? Que voulons- nous essayer cette fois ? ». Nous en discutons simplement avec l’équipe du jeu jusqu’à trouver quelle est la bonne direction pour ce jeu. Une chose que je dis toujours au début d’un projet à l’équipe, c’est que quand vous faire un nouveau Pokémon, ne vous basez pas sur un Pokémon. Faites un Pokémon en partant de zéro. Que feriez-vous si ce n’était pas un jeu Pokémon ? Comment feriez-vous le jeu ? Ce que j’essaie tout le temps de dire à l’équipe, c’est de toujours rester dans cet état d’esprit.
Avec Pokémon : Let’s Go, Pikachu ! et Let’s Go, Evoli ! sur Nintendo Switch, nous partons du principe que les gens vont surtout y jouer dans leurs salons. Jusqu’à maintenant, les gens jouent à Pokémon ensemble, mais nous voulions utiliser l’approche « A quoi ressemblerait un jeu Pokémon dans le salon où les gens joueraient ensemble sur une seule console ? ». C’est de là que des fonctionnalités comme le jeu à deux joueurs simultanés où vous partagez les manettes viennent.
La connexion avec Pokémon Go, nous nous disions que les gens se rencontreraient en jouant à Pokémon Go dehors. Puis ils pourraient faire quelque chose avec le jeu (NDLR : Let’s Go) une fois qu’ils sont ensemble dans le salon, envoyant les Pokémon vers le jeu et jouer avec eux ensemble avec les manettes et la Poké Ball Plus. Il y a un bon nombre de fonctionnalités, ce genre de mode de jeu, qui ont existé ailleurs, qui ne s’inscrivent pas dans les traditions de Pokémon, et je pense que nous n’y avons pensé que car nous avions pris l’approche « OK, donc que faisons-nous avec cette nouvelle console ? ».
Que cela a-t-il donné de revenir au monde et au design d’origine de Kanto dans Rouge et Bleu, et de le réenvisager ? Que cela a-t-il donné pour les membres de l’équipe qui étaient déjà présents lors de la sortie des versions Rouge et Bleu originales ?
C’était compliqué avec les gens d’origine, bien sûr. Je veux dire avec les membres du personnel qui sont là depuis longtemps mais aussi les derniers arrivants ou les plus jeunes qui ont probablement joué aux jeux. Tout le monde avait une idée en tête sur ce que sont supposés être les jeux originaux. Nous voulions juste avoir une sorte de discussion plus subjective à propos de ce que nous pourrions garder à l’identique, ou ce que nous pourrions changer sans détruire le ressenti originel que les jeux dégageaient.
Par exemple, nous étions tous d’accord pour ne pas changer la majorité des dialogues ou des messages apparaissant dans le jeu. L’intention des créateurs était tellement partie intégrante de ces messages que vous ne voulions pas les changer pour les changer. Mais en même temps, pour les choses comme le Pokédex, nous nous disions que nous pouvions en mettre à jour le design pour qu’il devienne quelque chose de légèrement plus utile, et les gens n’y feraient pas trop attention. Cela a vraiment compliqué la prise de décisions sur quoi garder et quoi changer.
Evidemment, un grand nombre de nouveaux joueurs vont s’aventurer dans Kanto pour la première fois. Nous voulions donc la concevoir en gardant une structure globale similaire, afin que les gens qui ont joué aux jeux originaux puissent donner des conseils à ces plus jeunes joueurs à propos de quoi faire par exemple. Il y avait aussi d’autres choses que nous voulions aussi uniformiser pour en faire une expérience plus dense.
Nous sommes revenus dans le passé et avons bien sûr joué à la version Jaune, par exemple. Si vous y rejouez maintenant, il y a quelques passages plutôt compliqués. Finir le jeu prend probablement une quarantaine d’heures. Nous savions que nous devions légèrement uniformiser ces passages pour l’audience actuelle. Donc notre approche fut d’améliorer le rythme de jeu sans toutefois détruire le ressenti des jeux originaux. Si vous revenez à ces jeux, il n’y avait pas de mouvement directionnel libre. Tout était comme une grille sur laquelle vous bougiez d’une case à l’autre sur un environnement en 2D, avec des graphismes monochromes, et vous ne pouviez même pas courir. Même ces simples changements dans le mouvement ont définitivement amélioré le rythme de jeu de Let’s Go, Evoli ! et Pikachu.
Pokémon : Let’s Go! , même s’il s’agit d’un retour à Pokémon Jaune, reste très différent. Comment conservez-vous ce sentiment fondamental de Pokémon sans le conserver exactement de la même manière ?
Je pense que les Pokémon en tant que créatures sont eux-même le cœur du jeu. Donc nous essayons toujours d’implémenter des nouveaux systèmes de jeu, de nouvelles régions, de nouvelles choses dans chaque jeu, mais nous nous assurons toujours de diriger notre attention vers chaque créature, l’expression de leur valeur, le plus possible.
Nous les traitons en tant que créatures vraiment uniques, avec chacune leurs propres caractéristiques, et nous les intégrons à chaque fois dans le monde du jeu de façon à ce qu’il y ait un sens dans le contexte de ce monde. Par exemple, Mewtwo est toujours en quelque sorte mystérieux, puissant, là où Mew est le Pokémon mythique. Ça n’aurait de sens pour personne d’avoir un Mew, par exemple.
Ou même les Pokémon plus communs comme Aspicot. Vous ne verriez sans doute pas Aspicot utiliser une attaque ultra-puissante, rien de ce genre. Nous nous concentrons énormément sur la conception du comportement des Pokémon eux-mêmes dans le contexte du monde, de façon à ce qu’ils deviennent ces monstres séduisants et attirants. Tant que vous avez cela, le joueur voudra sortir et les capturer. C’est un peu le cœur de ce qu’est Pokémon, et nous nous focalisons énormément sur cela en permanence.